FAIRE SIENNES LES DOLOMITES
Marek Grocholski
Le jus de sureau noie dans la maison de nos amis et de magnifiques fresques dans une très vieille église de pierre. Des pâturages verdoyants et d’abruptes montagnes blanches. Dans les prairies alpines le parfum d’herbes pleines de sève et le vent des grands espaces vides allant entre les roches et les accumulations de résidus dolomitiques. Nous venons de Pologne et c’est la première fois que nous sommes dans le massif du Brenta. J’égraine avec attention mes mots, à chaque phrase, mais reste incapable de donner une voix au flux des impressions.
Notre vieille Opel rouge traverse le pont sur la rivière Sarca et Pinzolo cesse d’être un point abstrait sur la carte. Je découvre un village animé avec des rues, des enfilades de maison, un grand nombre de gens. Le compteur indique que nous avons fait presque mille deux cents kilomètres depuis Zakopane. Il y a comme un ondoyance de chaleur au dessus de l’asphalte brûlant. –Comment se rend-on rue Calvet ?- après la petite église sur la place tournez à droite. Un petit vieux, vif et agile, mais presque desséché par le soleil, ne se contente pas de répondre et nous demande ainsi d’où nous venons. La Pologne lui rappelle la Seconde guerre mondiale. Il est venu dans notre pays comme soldat, avec les bataillons alliés aux Allemands. La différence entre deux expériences de l’histoire ne lui enlève pas le désir de discuter. Le vieil homme veut savoir quel est mon âge. Quand je le lui dis, il s’exclame qu’à cette époque-là il était déjà marié depuis longtemps. Il ne doit pas avoir moins de quatre-vingt-dix ans.
Nous sommes pris par surprise, en dépit de nos principes de bonne éducation. L’hospitalité du patron de maison est des plus appréciables. Pas seulement le jus de sureau noir, mais un repas abondant, un bon vin et un café, de ceux que l’on ne trouve pas en Pologne. Deux lieux éloignés se rapprochent quand se rencontrent des personnes comme nous, proches de par les pensées et les sentiments.
Genius loci ; j’y crois et suis certain que cela existe. Un exemple en est la petite église de San Vigilio a Pinzolo. Notre guide, un homme avec une barbe blanche et des lunettes, est l’élément vivant d’un tel lieu. Il nous offre le livre qu’il a consacré à l’église ainsi qu’un cigare que j’ai gardé en souvenir de cette rencontre. Son savoir nous guide parmi les beautés de l’art. Il nous explique, nous permet de voir. Fondations romanes, voutes aux nervures gothiques et clocher pointu, le bel ensemble datant de la Renaissance, et surtout des fresques extraordinaires à l’intérieur tout comme à l’extérieur. Je suis impressionné par la danse macabre, cette peinture de forme oblongue du 16ème siècle se déployant sur la façade de l’église. On voit bien que c’est avec passion que l’artiste, Simone Baschenis, a représenté l’idée d’égalité entre les hommes (plus de deux cents ans avant la Révolution française).
Groupe de Brenta. De hauts pins de montagne des deux côtés du sentier. Nous grimpons avec difficulté du fait des lourds sacs à dos qui pèsent sur nos épaules. Nous tombons sur une sorte de promontoire concave qui ferme la vallée. Les arbres se font plus rares, devant nous s’ouvre une conque verte doucement envahie par la lumière du soleil, et recouverte d’une douce herbe. Autour de nous se dressent les parois dolomitiques, blanches, grises, beiges, couleur rouille, d’une hauteur allant entre une centaine et quelques milliers de mètres. Val di Sacco : le nom correspond bien à la réalité.
Nous voudrions rester ici. Mais comment trouver une source ? Nous poursuivons plus loin dans une petite vallée rocheuse dont la forme nous induit à penser qu’il y a un cours d’eau qui coule ici. Une grande et grosse marmotte nous observe de loin et c’est avec un sifflement aigue qu’elle avertit ses congénères que des êtres humains arrivent. Pour ce qui est de l’eau nous ne la trouvons en fait pas ; mais après dépassé un mamelon herbeux, nous nous trouvons face à un énorme troupeau de chamois, d’au moins cinquante têtes. Les animaux, en nous voyant, se mettent à bouger come une brigade de cavalerie, prête pour la bataille. En une pirouette un groupe passe à l’arrière tandis que l’autre se met en position de combat, comme s’il avait l’intention de nous encorner. Nous retournons à la conque verdoyante où nous trouvons l’eau dans la partie opposée, en haut sur les rochers. Une étendue herbeuse entourée d’un cercle de cailloux blancs, le terrain idéal pour la tente. A côté nous trouvons une table en pierre pour préparer le repas ainsi que quelques rameaux secs de pin mugo pour le feu, résultat du travail hivernal des avalanches. La crevasse est profonde et s’élargit vers le bas. Il nous faut nous tenir au bord d’un glacier (Vedretta di Sacco) puis rejoindre à grandes enjambées la paroi rocheuse, pour ensuite descendre jusqu’à l’endroit où la paroi se transforme en plan incliné couvert de gravier fin. C’est la partie la plus difficile. Si seulement nous ne devions pas nous en retourner par le même chemin. Mais une fois en haut ce n’est pas si mal. Des roches compactes en forme de gros gradins ou bien des plaques bien sculptées et légèrement abruptes. Mais ne nous laissons pas facilement gagner par l’euphorie et nous laissons des cailloux indicateurs au cas où notre plan ne devrait pas fonctionner.
Dans le labyrinthe des veines calcaires, pics, perchoirs, et fossés concaves, il est facile de se perdre. Une cataracte abrupte, fragile mais simple. Une petite route qui va en diagonale au travers d’une accumulation de dépôts rocheux et des sentiers qui serpentent à travers un boyau rocheux en direction d’un grand bassin sombre. Cela fait déjà plusieurs heures que nous marchons. Un paysage lunaire, pas un brin d’herbe, mais des pierres, des trainées de neige et tout autour des pics inaccessibles. Voilà notre passage : peut être que nous allons réussir à y arriver. Hier nous l’avons vu depuis l’autre côté, depuis les flancs rocheux qui descendaient vers le sentier touristique. Peut-être que quelqu’un est passé ici avant nous, il y des traces de botte sur le gravier qui recouvre les gradins de pierre. En parcourant le versant occidental, plutôt fragile encore une fois, nous nous approchons du but. Affrontant impatient le dernier morceau de roches instables je lève le regard au-delà de la crête… une impression fulgurante, deux cents ou peut être trois cents mètres de hauteur. Nous sommes quelque part entre la Cime Padaiola et Bassa. De partout on voit un sentier, mais ce n’est pas tout. On voit aussi un col dont le flanc est rocheux, mais on ne peut l’atteindre de notre côté. C’est évident : nous ne pouvons compter que sur les cailloux indicateurs que nous avons laissés et l’aide de Dieu. Je ne vais pas commencer à décrire la descente. Je dis seulement que j’ai respiré profondément quand nous sommes tous retournés sur la neige de l’autre côté de la crevasse rocheuse.
Il y a deux éléments qui te poussent à connaître la montagne. L’un est le contact avec les gens qui l’habitent et leur culture. Le second est l’effort physique assaisonné d’un zest de peur, c’est-à-dire le contact avec la nature. Ainsi j’oserai dire que je les ai peut être faites un peu miennes ces Dolomites, Patrimoine de l’Humanité et donc aussi mon patrimoine.
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