Informations, choix et développement
Tito Boeri
Responsable scientifique du festival de l’Economie
Quand j’allais au lycée il ne se passait pas un jour sans que je me trouve, en entrant à l’école, avec un prospectus en main. Et souvent plus d’un. On n’écrit plus de manifeste pour donner une voix à un malaise diffus, ni ne convoque d’assemblée ou organise de manifestation. On s’adresse toujours moins à un syndicat, aux associations locales ou aux partis. Cette courroie de transmission entre le particulier et le général n’existe plus. Il faut chercher à figurer en première page. Les ouvriers de l’Innse montés sur une grue pour protester contre la fermeture de leur usine ont fait école. Leur voix a été écoutée. Mais combien sont dans ce cas ? L’attention des médias est très sélective. Désormais mêmes les ouvriers qui montent sur les toits ne créent plus l’événement. .
Il faut occuper l’ancienne prison de l’Asinara, comme l’on fait les ouvriers à la caisse d’intégration de la Vinyls. Et puis qu’est-ce qu’ils inventeront après « l’île des intégrés-de-la-Caisse » ? Le monde dans lequel nous vivons est toujours plus riche en informations et toujours plus pauvre en attention. Ce qui se trouve là à portée de nos oreilles est une ressource de la plus piètre qualité. Les nouveaux « patrons de la fumée » sont les patrons de l’attention, ceux qui contrôlent les médias, les programmes à plus forte audience. Ils comptent aujourd’hui beaucoup plus que celui qui détient le capital physique, ils sont beaucoup plus influents que les propriétaires des usines, des chemins de fer, et même des grands centres commerciaux.
Produire des informations coûte souvent cher, pas de les diffuser ou de les reproduire. Recueillir des informations suppose des coûts fixes très élevés, mais pour les transmettre les coûts marginaux sont très bas. Les innovations technologiques comme internet ont rendu potentiellement accessibles à des milliards de personnes des informations à coût zéro. Comme il est de plus en plus facile de diffuser des informations, il devient encore plus facile de se les approprier sans en citer la source et en niant la propriété intellectuelle. Cela peut rendre impossible la vente d’informations, et donc empêcher de récupérer les coûts de production pour celui qui les a assumés. Cela peut aussi entrainer l’effondrement ainsi qu’un fort redimensionnement de marchés entiers de l’information, comme celui du papier imprimé, qui ont des coûts de production élevés.
La crise des producteurs d’information peut les rendre particulièrement vulnérables au conditionnement du pouvoir économique et politique. La publicité représente une source de financement toujours plus importante pour les producteurs d’informations qui ne réussissent pas à se faire payer par les utilisateurs Mais la publicité peut aussi devenir un moyen de chantage. Cela ne sera pas difficile pour vous tous de trouver les exemples correspondants. Ces pressions et ces conditionnements sont souvent opaques, peu transparents, et pour ces raisons celui qui accède aux informations n’est pas en mesure de juger de leur valeur. Il ne peut pas facilement saisir s’il s’agit d’information partiale et dans quelle mesure. Cela soulève des interrogations préoccupantes autour de l’exercice du contrôle démocratique par les citoyens. La désinformation suppose elle aussi des coûts économiques importants. Sans les informations, les prix cessent de remplir leur rôle et les marchés ne peuvent agir. Un des exemples du coût lié à un manque d’information ou à la présence d’informations peu crédibles nous vient de la genèse de la Grande Récession de 2008 2009.
L’écroulement de segments entiers des marchés financiers a été justement le produit d’asymétries informationnelles toujours plus marquées, de banques qui n’avaient plus confiance les unes envers les autres parce qu’elles savaient qu’il y avait tous ces « titres toxiques » en circulation et que les banques qui les détenaient en grande quantité auraient tout fait pour ne pas les révéler. Même quand les banques étaient réellement peu « intoxiquées » et donc désireuses de faire connaître le bon état de leur bilan, elles n’avaient aucun moyen pour rendre crédibles les informations rassurantes qu’elles transmettaient aux marchés. Les informations ont en fait une valeur dans la mesure où elles sont crédibles. Pour une personne à la recherche de travail il ne suffira pas, pour convaincre le potentiel embaucheur de ses qualités, de proclamer qu’elle est capable de bien faire ce travail. Elle devra trouver un moyen de rendre visibles à la personne susceptible de l’embaucher ses qualités personnelles, afin de convaincre ce dernier qu’il fait le bon choix. Si elle a diplômes à faire valoir elle les mettra en évidence afin de montrer ses capacités. La personne qui est assez forte pour obtenir de tels titres d’études, sera aussi apte à d’autres emplois.
Les personnes qui embauchent ne veulent pas être systématiquement rassurées sur les qualités de leurs subordonnés. Je vous reproduis, de manière quasi littérale, un récit glaçant et déprimant à la fois, dont j’ai été témoin il y a quelques jours. Un jeune chercheur est embauché par une institution publique. Le travail qui se résume souvent à une routine est bien au dessous de ses aspirations, et ses rapports avec le dirigeant sont formels. Mais de temps en temps des occasions de dialogue se créent, et durant l’une d’elles le dirigeant lui offre la leçon de vie suivante : « tu te fais des illusions si tu penses que les brillants titres que tu as obtenus dans des universités étrangères sont importants pour ta carrière. Tu vois, moi pour me faire nommer j’ai eu besoin de me constituer un dossier consistant à base de faits opaques et peu recommandables qui m’exposent au chantage. Ce dossier garantit à la personne qui me nomme que je serai obéissant. C’est mon laisser passer pour une carrière. » Les organisations criminelles s’appuient précisément sur des échanges de ce type, dans lequel les supérieurs hiérarchiques s’assurent de la fidélité des subalternes par le biais d’une situation de chantage rendue possible par le fait de posséder des informations compromettantes sur leur compte. Ils doivent faire preuve de réserve.
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Nous parlerons de ces thèmes ainsi que d’autres sujets lors de la cinquième édition du festival. Nous essaierons de vous fournir des outils pour sélectionner les informations économiques sur la base de leur importance et de la confiance que l’on peut leur accorder, et pour déchiffrer les statistiques si souvent méprisées par le pouvoir politique. Nous nous efforcerons de nouveau cette année de mériter votre attention.
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